dimanche 18 février 2007

L'humour de Buzzati


Les nouvelles de Dino Buzzati (1906-1972) commencent le plus souvent comme des petites histoires gentillettes qu’on aurait presque envie de raconter à nos enfants le soir dans leur lit avant qu’ils s’endorment. Il n’y manque que le « Il était une fois » pour débuter la lecture de ce que nous imaginons être de ravissants contes bien ficelés ou d’agréables fables écrites pour nous plonger dans des rêves sympathiques et pleins de merveilleux.
Mais on s’aperçoit rapidement qu’en fait de rêves, Buzzati nous enfonce, à bas bruit et sans qu’on s’en rende compte, dans des cauchemars sans fond, au point que nous nous sentions, malgré nous, aspirés en même temps que ses héros par le vide, le temps interminable ou distordu, le vertige, les abîmes, le destin implacable, la chute irrémédiable et finalement la mort qui est au centre –ou plutôt au bout- de la plupart de ses écrits. Évidemment ce n’est pas rien ! D’ailleurs quand on leur parle de Dino Buzzati, certains de nos amis, nous disent parfois en se grattant la tête : « Ah oui ! Maintenant je me rappelle. N’est-ce pas cet écrivain sinistre qui ne parle que de la mort ? », en nous faisant comprendre avec condescendance et dédain que cet horrible auteur, qu'ils ont presque oublié, ne les a guère marqués ni enthousiasmés et surtout qu’il ne les a jamais fait rire. Voilà une façon de voir son œuvre qui n’est pas la mienne. Car si le nouvelliste attitré du Corriere della Sera pendant plus de quarante ans revient sans cesse sur la mort, c’est toujours avec une légèreté, un détachement et un humour qui vous rendrait la perspective du trépas presque agréable pour ne pas dire des plus désirables.
Prenons l’exemple d’une de mes nouvelles favorites –peut-être par déformation professionnelle- Les sept étages (I sette piani) que Camus adapta au théâtre en 1956 (Un cas intéressant) et qui me semble emblématique de la philosophie et de l’humour buzzatiens. C’est l’histoire d’un brave homme, Giuseppe Corte, qui arrive tout guilleret avec sa petite valise dans un hôpital ultra-moderne de sept étages où les malades sont regroupés par niveaux selon la gravité croissante de leur état, les moribonds se trouvant tout en bas au premier et les patients les moins atteints au dernier. La maladie de Giuseppe Corte est tellement bénigne qu’il est hospitalisé au septième étage, celui où on ne soigne guère que des patients quasiment bien portants. Mais notre homme va connaître une véritable descente aux enfers, passant inexorablement d’un étage à celui qui lui est immédiatement inférieur avec l’aggravation subreptice de son mal, malgré ses protestations pathétiques et les allégations rassurantes et non moins rationnelles des soignants, pour se retrouver finalement au premier dans sa dernière chambre où, à l’instant fatal, « les volets roulants, obéissant à un ordre mystérieux, descendaient lentement, fermant le passage à la lumière ». Racontée comme ça, cette nouvelle n’apparaît pas très humoristique, elle serait plutôt de nature à nous déprimer, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est que l’humour de Buzzati, dans cette histoire comme dans toute son œuvre, n’est pas à chercher dans des rebondissements, des jeux de mots, des comiques de répétition, des effets de surprise, des gags ou des pitreries, bref dans toutes les ficelles habituelles du rire. Il est dans le ton d’abord, un ton gai sans lamentation plein de légèreté et de cocasserie, mais il se trouve surtout dans un constat métaphysique, celui de la situation fondamentalement humoristique et ridicule dans laquelle se trouve placé, malgré lui, l’être humain, véritable dindon de la farce, en proie à ses angoisses existentielles et à l’absurdité de son destin qui le conduit irrémédiablement, quoi qu’il fasse et quoi qu’il pense, vers la mort.
C’est pourquoi la lecture –et la relecture- des nouvelles de Dino Buzzati dont la noirceur désabusée plonge certains lecteurs dans le désespoir et le désarroi en les faisant plus que grincer des dents, quant à moi, au contraire, me fait toujours rire à chaque mot par leur ironie amère et, loin de me désemparer et de me faire tomber au trente-sixième dessous, m’enthousiasme toujours au plus haut point.

1 commentaire:

cc célimène a dit…

A pic!Je suis en ce moment dans le fort Bastiani, dans l'attente et l'espérance...fantastique!Si j'en sors,je cours me jeter dans "les sept étages",pour découvrir un peu plus l'univers de Dino Buzzati!Merci MAX!

 
compteur configurable